Que le huitième combat est contre l'esprit d'orgueil. Nature
de cet esprit
Notre huitième et dernier combat est contre l'esprit
d'orgueil.
Cette maladie vient à la fin dans la lutte contre les vices, et
paraît au dernier rang; mais, par l'origine et le temps, elle est la première.
Monstre cruel, plus indomptable que tous les précédents. Il s'en prend surtout
aux parfaits, et dévore de plus terribles morsures ceux qui sont déjà presque
établis dans la consommation des vertus.
CHAPITRE 2
Il y a deux sortes d'orgueil
Il y a
deux sortes d'orgueil. La première est celle dont on vient de dire qu'elle
attaque les hommes spirituels et très élevés en perfection; la seconde étreint
même ceux qui commencent et sont encore charnels.
L'une et l'autre s'enflent
d'un élèvement coupable, et contre Dieu, et contre les hommes. Toutefois, la
première se rapporte spécialement à Dieu, la seconde aux hommes. Pour celle-ci,
j'en dirai, selon mon pouvoir, les origines et les causes dans la dernière
partie de ce livre, avec le secours de la Grâce. Présentement, c'est de l'autre,
qui tente principalement les parfaits, que je me propose de traiter
brièvement.
CHAPITRE 3
L'orgueil détruit toutes les vertus ensemble
Il n'est point de vice pour tarir toutes les vertus et dépouiller
l'homme de toute justice et sainteté, comme le mal de la superbe. Telle une
maladie générale et pestilentielle, il ne se contente pas de débiliter un seul
membre, tout ou partie, mais il corrompt et ruine le corps entier, il cherche à
précipiter d'une chute sans remède ceux qui sont établis déjà sur le faite des
vertus et à les faire périr de male mort.
Tout vice a ses limites, ses
frontières, dans lesquelles il se tient; et, bien qu'il contriste aussi les
autres vertus, c'est contre l'une d'entre elles qu'il tend spécialement, elle
qui s'efforce d'accabler et contre qui il mène la bataille. Afin de mieux faire
comprendre ce que nous disons, la gourmandise, par exemple, corrompt la rigueur
de la tempérance, le plaisir mauvais souille la chasteté, la colère dévaste la
patience. Et il arrive parfois qu'adonné à tel vice, l'on ne soit pas tout à
fait destitué des autres vertus; privé seulement de celle qui succombe aux
attaques du vice rival, on peut retenir, partiellement du moins, les autres.
Mais malheur à celui que possède l'orgueil ! Tyran farouche, après s'être emparé
de la citadelle sublime des vertus, il renverse et détruit de fond en comble la
cité tout entière, égale au sol et confond avec lui les murailles jadis si
fières de la sainteté, et ne laisse plus subsister en l'âme qui lui est sujette
une image même de liberté. Plus riche est sa victime, plus lourd est le joug de
servitude auquel il la soumet, la ravageant sans merci et la dépouillant de
toutes ses richesses de vertu.
CHAPITRE 4
C'est la superbe qui a fait un démon de l'archange
Lucifer
Mais voici qui nous fera connaître la
puissance et le poids de cette tyrannie. L'ange à qui l'excès de sa splendeur et
de sa beauté avait fait donner le nom de Lucifer, n'a pas été précipité du ciel
pour un autre vice que celui-ci; c'est le trait de la superbe qui le bienheureux
et sublime blessa, et, du rang des anges, le plongea au sein des enfers.
Si
une seule pensée d'élèvement a pu faire déchoir des cieux jusques en terre une
si haute vertu céleste, décorée de la prérogative d'une si grande puissance,
avec quelle vigilance ne faudra-t-il pas nous tenir sur nos gardes, non qui
sommes vêtus d'une chair de fragilité ! La grandeur de sa ruine nous le montre
assez.
Mais nous Pouvons apprendre aussi à éviter le funeste — virus de cette
maladie, en cherchant bien les causes et l'origine de sa chute. Nulle guérison
possible, en effet, point de remède aux maladies de l'âme, si d'abord l'on ne se
livre à une enquête sagace sur leurs origines et leurs causes.
Or, tandis
qu'il était revêtu de la clarté divine, et brillait entre toutes les célestes
puissances par la libéralité du Créateur, Lucifer crut posséder par la force de
sa nature, et non par le bienfait de la divine munificence, la splendeur de la
sagesse et la beauté des vertus, dont l'avait orné une bienveillance toute
gratuite. Il s'éleva dans son cœur, se flattant que le secours divin ne lui
était pas nécessaire pour persévérer dans cette pureté, et se jugea semblable à
Dieu, puisque aussi bien il n'avait, non plus que Dieu, besoin de confiance dans
le pouvoir de son libre arbitre, qu'il pensa se suffire amplement à soi-même
pour la consommation des vertus et la pérennité de la suprême
béatitude.
Cette seule pensée fit sa chute première. Abandonné de Dieu, dont
il croyait se pouvoir passer, aussitôt, incertain, il chancela. Il sentit
jusqu'au fond l'infirmité de sa nature, et perdit la béatitude dont il jouissait
par un présent de Dieu. Parce qu'il «a aimé les paroles qui précipitent», (Ps
51,6) quand il poussait ce cri d'orgueil — «Je monterai jusques au ciel» (Is
14,13) — et «la langue trompeuse», (Ps 51,6) qui lui faisait dire de lui-même —
«Je serai semblable au Très-Haut,» (Is 14,13) et d'Adam et Ève : «Vous serez
comme des dieux,» (Gen 3,5) — «c'est pourquoi Dieu le renversera pour toujours,
il l'arrachera, il l'enlèvera de sa tente, il le déracinera de la terre des
vivants.» (Ps 51,7) Alors, «les justes, — voyant sa ruine, seront saisis de
crainte, et ils se riront de lui, en disant — Ces paroles d'ailleurs
s'adressent. aussi fort justement à qui se flatte, sans la protection et le
secours de Dieu, d'accomplir le bien souverain — : Voilà l'homme qui ne prenait
pas Dieu pour son secours, mais qui se confiait dans la multitude de ses
richesses et se prévalait de sa vanité.» (Ibid. 8-9)
CHAPITRE 5
Tous les vices ont pullulé de la superbe
Telle fut la cause de la première, — chute et l'origine du vice
primordial. Celui-ci pénétra ensuite, par le fait du démon qu'il avait
précipité, chez le premier homme, et y déposa le germe morbide et l'aliment de
tous les autres. En croyant pouvoir conquérir par la force de sa liberté et sa
propre industrie la gloire de la Divinité, Adam perdit jusqu'à la gloire qu'il
tenait de la gratuite bonté du Créateur.
CHAPITRE 6
Le dernier dans l'ordre de la lutte, le vice de la superbe est
le premier par le temps et l'origine
Ainsi, les
exemples et les témoignages de l'Écriture prouvent manifestement que le fléau de
la superbe, le dernier dans l'ordre
de la lutte, est néanmoins le premier par
l'origine, principe de tous les péchés et de tous les crimes; que, non content
d'anéantir comme les autres vices, la vertu qui lui est contraire, c'est-à-dire
l'humilité, il les fait périr toutes à la fois; et que ce ne sont pas seulement
les médiocres, les petits, qu'il tente, mais ceux-là surtout qui sont parvenus
au comble de la force. Telle est du reste la pensée du prophète, lorsqu'il dit
de cet esprit : «Ses aliments sont choisis'.» C'est pourquoi le bienheureux
David, si attentif pourtant à garder le sanctuaire de son cœur, au point de
s'écrier avec, une audacieuse confiance vers Celui à qui ne pouvaient échapper
les secrets de sa conscience : «Seigneur, mon cœur ne s'est point exalté, et mes
yeux ne se sont point élevés; je n'ai point marché par des voies prétentieuses,
ni recherché des merveilles au-dessus de moi; si mes sentiments n'eussent pas
été humbles...» (Ps 130,1-2) et, de nouveau : «Il n'habitera pas dans ma maison,
celui qui agit avec orgueil;» (Ps 100,7) David donc, sachant combien cette garde
du cœur est difficile même aux parfaits, ne présume point d'y réussir par ses
propres efforts, mais il implore dans sa prière le Secours du Seigneur, afin
d'échapper sans blessure, aux traits de cet ennemi : «Que le pied de
l'orgueilleux ne vienne pas jusqu'à moi !» (Ps 35,12) Tant il est rempli de la
crainte et de l'effroi de tomber dans le malheur dont l'Écriture menace les
orgueilleux : «Dieu résiste aux superbes;» (Jac 4,6) et de nouveau : «Quiconque
élève son cœur, est impur devant le Seigneur.» (Pro 16,5)
CHAPITRE 7
Grandeur du mal de la superbe, qui mérite d'avoir Dieu pour
adversaire
Quel est donc le mal de la superbe, pour
mériter d'avoir comme adversaire, non pas un ange, non pas les vertus
contraires, mais Dieu en personne!
Car, notez qu'il n'est dit nulle part de
ceux qui sont la proie des autres vices, que le Seigneur leur résiste; par
exemple — «Dieu résiste aux gourmands, aux fornicateurs, aux hommes colères, aux
avares.» Cela n'est dit que des superbes.
C'est aussi que les autres vices,
ou se retournent contre le pécheur lui-même, ou ne nuisent qu'à des hommes comme
nous; mais l'orgueil atteint Dieu proprement, et voilà pourquoi il mérite de
l'avoir spécialement pour adversaire.
CHAPITRE 8
Comment Dieu a ruiné la superbe du diable par la vertu
d'humilité. Divers témoignages relatifs à ce sujet
Dieu, le créateur et médecin de l'univers, sachant que le principe de
tous les vices est dans l'orgueil, a pris soin de guérir les contraires par les
contraires; et il a voulu que ce qui était tombé par la superbe, se relevât par
l'humilité.
Le démon dit : «Je monterai jusqu'au ciel;» (Is 14,13) le
Seigneur : «Mon âme est humiliée dans la poussière.» (Ps 43,25).
Le démon
s'écrie : «Je serai semblable au Très-Haut;» (Isd 14,14) au contraire, le
Seigneur, «bien qu'il fût dans la forme de Dieu, ne regarda pas comme une proie
l'égalité avec Dieu, mais Il s'est anéanti Lui-même en prenant la forme
d'esclave, et Il s'est abaissé, Se faisant obéissant jusqu'à la mort.» (Phil
2,6-8).
Le démon dit : «Au-dessus des astres de Dieu, j'établirai mon trône;»
Is 14,13) et le Seigneur : «Apprenez de Moi que Je suis doux et humble de cœur.»
(Mt 11,29).
Le démon : «Je ne connais pas le Seigneur, et je ne laisserai pas
partir Israël;» (Ex 5,2) le Seigneur : «Si Je dis que Je ne le connais pas, Je
serai menteur comme vous; mais Je le connais, et Je garde ses commandements.»
(Jn 8,55).
Le démon : «Mes fleuves sont à moi, c'est moi qui les ai faits;»
(Ez 29,3) le Seigneur : «Je ne puis rien faire de Moi-même, mais le Père, qui
demeure en Moi, fait Lui-même ses œuvres.» (Jn 5,30).
Le démon proclame:
«Tous les royaumes du monde et leur gloire sont à moi, et je les donne à qui je
veux;» ( Lc 4,6) le Seigneur, «qui était riche, s'est fait pauvre, afin de nous
rendre riches par sa pauvreté.» (II Cor 8,9).
Le démon dit : «Comme on
recueille des œufs abandonnés, j'ai pris la terre tout entière; et nul n'a
secoué ses ailes, ni ouvert le bec, ni poussé un cri;»(Is 10,14) le Seigneur :
«Je suis devenu semblable au pélican du désert; J'ai veillé, et Je suis devenu
comme le passereau solitaire sur un toit.» (Ps 101,7-8).
Le démon : «J'ai
desséché avec la plante de mes pieds toutes les rivières retenues par des
chaussées,» Is 37,25) le Seigneur : «Ne puis-Je prier mon Père, et Il
m'enverrait sur-le-champ plus de douze légions d'anges ?» (Mt 26,53).
Si nous
regardons bien la cause de la chute primordiale et les fondements de notre
salut, le héros de l'une et de l'autre et leurs circonstances : la ruine du
diable et l'exemple' du Seigneur nous enseigneront à l'envi le moyen d'éviter la
cruelle mort de l'orgueil.
CHAPITRE 9
Le moyen de surmonter l'orgueil
Voici
donc comment échapper aux lacets de ce maudit esprit. Toutes les fois que nous
sentons avoir profité dans les vertus, redisons les paroles de l'Apôtre : «Ce
n'est pas moi, mais la Grâce de Dieu avec moi»; (I Cor 15,10). «C'est par la
Grâce de Dieu que je suis ce que je suis.»; (Ibid.) «C'est Dieu qui opère en
nous le vouloir et le parfaire selon son bon Plaisir.» (Phil 2,13). Au reste,
voici l'auteur même de notre salut qui dit : «Celui qui demeure en Moi, et Moi
en lui, porte beaucoup de fruit; car sans Moi, vous ne pouvez rien faire»; (Jn
15,5). «Si le Seigneur ne bâtit la maison, c'est en vain que travaillent ceux
qui la bâtissent; si le Seigneur ne garde la cité, c'est en vainque veille celui
qui la garde»; (Ps 126,1). «C'est en vain que vous vous levez avant le jour,»
(Ibid. 2) parce que «ce n'est au pouvoir, ni de celui qui veut, ni de celui qui
court, mais de Dieu, qui fait miséricorde.» (Rom 9,16).
CHAPITRE 10
Que personne ne peut obtenir par ses seules forces la perfection
des vertus ni la béatitude promise
Personne, quels
que soient sa ferveur et son désir, ne peut avoir une volonté si bien douée, une
course si assurée, que, dans une chair en lutte contre l'esprit, il sache
atteindre seul au prix sans égal de la perfection, à la palme de la pureté et de
l'intégrité. Il lui faut, la protection de la divine Miséricorde, pour mériter
de parvenir à ce qui fait l'objet de ses ardents désirs et tout lé but de sa
course. Car «tout don excellent, toute grâce parfaite, est d'en haut et descend
du Père des lumières»; (Jac 1,17). «Qu'avez-vous que vous n'ayez reçu ? Et, si
vous l'avez reçu, pourquoi vous en glorifier, comme si vous ne l'aviez pas reçue
?» (I Cor 4,7).
CHAPITRE 11
L'exemple du larron, de David, de notre propre vocation, prouvé
la Grâce de Dieu
Si nous nous souvenons du larron,
introduit dans le paradis pour son unique confession, nous comprendrons que ce
ne fut point le mérite de sa vie qui lui valut une si grande béatitude, mais
qu'il l'obtint par le Don de Dieu, qui fait miséricorde.
Rappelons-nous
encore les deux crimes, si graves, si énormes, du roi David, effacés par un seul
mot de repentir. Là non plus, nous ne verrons pas le ni mérite de l'effort
humain égal au pardon d'une telle faute; mais ce fut la Grâce de Dieu qui
surabonda. Saisissant l'occasion d'un repentir sincère, sur une seule parole où
s’exprimait une confession parfaite il anéantit ce poids immense de
péché'.
Enfin, examinons le principe de notre vocation et du salut des
hommes, comment ce ne fut point par nous-mêmes ni par la vertu de nos œuvres,
pour parler comme l’Apôtre, mais par le, don de Dieu, que nous fûmes sauvés.
Quelle évidence, que la perfection consommée «n'est au pouvoir, ni de celui qui
veut, ni de celui qui court, mais de Dieu, qui fait miséricorde»! C'est lui qui
nous a rendus, victorieux des vices, sans que le mérite de nos travaux ou de
notre course fût de pair avec un tel résultat; lui qui nous donna de subjuguer
la chair, notre compagne, et de gravir la cime escarpée de l'intégrité, alors
que l'effort de notre volonté n'y pouvait justement prétendre. Nulle affliction
corporelle, nulle contrition de cœur n'est digne de conquérir la chasteté de
l'homme intérieur, ni ne saurait, par le seul labeur humain et sans le secours
d'en haut, obtenir cette, — si grande vertu de la pureté, naturelle aux anges
seuls et habitante des cieux. L'accomplissement de tout bien dérive de la Grâce
de Dieu, qui, dans son infinie libéralité, accorde la pérennité de la béatitude
et une immensité de gloire à l'effort chétif de notre volonté, à une course
d'aussi peu de prix que la nôtre.
CHAPITRE 12
Il n'est point de labeur qui se puisse comparer à la béatitude
promise
La plus longue vie s'efface,' lorsqu'on
regarde à la pérennité de la gloire future. Les douleurs s'évanouissent devant
cette immense béatitude; réduites à néant, elles se fondent, telle une fumée,
et, comme une cendre emportée par le vent, elles cessent de
paraître.
CHAPITRE 13
Enseignement des Pères sur la possibilité d'atteindre à la
pureté
Mais il est temps d'exprimer la pensée des
Pères à l'aide des termes mêmes dont ils se servent. Ceux-là n'ont point décrit
la voie de la perfection, ni ses caractères essentiels avec les vaines paroles
de la jactance. Mais ils la possédaient réellement et selon la vertu de
l'Esprit. Aussi l'ont-ils enseignée par leurs propres expériences et par des
exemples certains.
Ils disent donc qu'il est impossible de se purifier
entièrement des vices charnels, si l'on ne comprend que tout son travail et ses
efforts ne peuvent suffire pour une perfection si haute, si, par ses propres
dispositions, sa vertu, son expérience, bien plus que par lés leçons des autres,
on ne parvient à reconnaître qu'elle demeure hors de nos prises sans la
miséricorde et le secours de Dieu. Les jeûnes, les veilles, la lecture, la
solitude, la retraite, toutes les peines enfin et la sollicitude que l'on se
donnerait pour atteindre au prix magnifique et sublime de la pureté et de
l'intégrité, ne méritent pas à elles seules de l'obtenir. Jamais le labeur ni
l'industrie de l'homme ne pourront s'égaler au don de Dieu; c'est la miséricorde
qui le concède à nos désirs.
CHAPITRE 14
Dieu donne son Secours à qui fait effort
Je ne dis pas cela, pour annihiler les efforts humains, ni détourner
qui que ce soit de son application au labeur. Mais j'affirme invariablement,
d'après le sentiment des Pères, non le mien, que, d'une part, l'on, n'atteint
pas à la perfection sans tous ces exercices, et que, d'autre part, elle ne se
consomme pas non plus par eux sans la Grâce de Dieu.
Nous disons que l'effort
humain n'y saurait prétendre sans l'aide de Dieu; mais nous proclamons en même
temps que la Miséricorde et la Grâce divines ne sont accordées qu'à ceux qui
travaillent et savent prendre de la peine. Pour parler avec l'Apôtre, elles sont
départies à ceux qui veulent et qui courent. Et c'est aussi ce que chante, au
nom de Dieu, le psaume 88 : «J'ai prêté assistance à un guerrier puissant, et
j'ai exalté, mon élu du milieu de mon peuple.» (Ps 88,20)
Nous disons que,
selon la Parole du Sauveur, il est donné à qui demande, qu'il est ouvert à celui
qui frappe, et que celui qui cherche, trouve'; mais que nos demandes, nos
recherches, notre insistance demeurent insuffisantes, si la miséricorde divine
ne donne ce que nous demandons, n'ouvre à nos instances, ne nous fait trouver ce
que nous cherchons. Elle est prête, dès que notre bonne volonté lui en offre
l'occasion, à nous contrer tous ces bienfaits. Car Dieu désire, attend plus que,
nous notre perfection et notre salut. Bref, le bienheureux David sait si bien
que peut obtenir par ses propres soins le succès de : son travail et de ses
efforts, qu'il demande par deux fois au Seigneur de diriger ses œuvres :
«Dirigez pour nous les œuvres de nos mains; oui, dirigez l'œuvre de vos mains.;»
(Ps 139,17) et il dit encore : «Affermissez, ô Dieu, ce que vous avez accompli
en nous.» (Ps 117,29).
CHAPITRE 15
De qui nous devons apprendre la voie de la
perfection
Voulons-nous parvenir réellement. et en
vérité à la consommation des vertus, nous devons choisir pour maîtres et pour
guides, non point ceux qui ne peuvent qu’épancher en vaines paroles les rêves de
leur imagination, mais ceux qui, en ayant fait l'expérience,
sont également
capables de nous l'enseigner, de nous y diriger, de nous montrer la voie sûre
pour y atteindre.
Ces derniers témoignaient que la foi, plutôt que le mérite
de leurs travaux, les y avait conduits. Même, leur pureté de cœur leur conférait
surtout cet avantage, de se reconnaître de plus en plus accablés de leurs
péchés.
Car le repentir de leurs fautes augmentait de jour en jour, à mesure
que croissait la pureté de leur âme; et sans cesse, des soupirs partaient du
fond de leur cœur, dans le sentiment de leur impuissance à éviter les taches et
les souillures, dues à tout un monde de pensées à peine saisissables. Aussi
proclamaient-ils n'espérer point la récompense de la vie future du mérite de
leurs œuvres, mais de la, Miséricorde du Seigneur. Leur circonspection de cœur
ne constituait pas un titre à leurs veux, au prix des autres, moines, car ils
l'attribuaient elle-même, non point à leur zèle, mais à la Grâce divine. La
négligence de ceux qui étaient au-dessous d'eux et des tièdes ne leur était pas
un sujet de se flatter; mais plutôt cherchaient-ils à s'établir dans une
constante humilité, par la considération de ceux qu'ils savaient être exempts de
péché et jouir déjà de l'éternelle béatitude dans le royaume des cieux.' Cette
pensée leur faisait à la fois éviter la ruine de l'élèvement, et leur donnait
sans cesse matière à faire effort et à gémir, car ils comprenaient
l'impossibilité où ils étaient de parvenir, avec le poids de la chair, à la
pureté de cœur, objet de leurs désirs.
CHAPITRE 16
Nous ne pouvons, sans la Miséricorde et l'Inspiration de Dieu,
entreprendre même le labeur de la perfection
Fidèles
à leurs traditions et maximes, hâtons-nous vers la pureté, en nous appliquant
aux jeûnes, à la prière, à la contrition de cœur et de corps, mais de manière à
ne pas ruiner tous ces efforts par l'enflure de la superbe.
Il faut bien nous
le persuader, ce n'est pas seulement la perfection que nous ne pouvons obtenir
par notre industrie et notre labeur; mais les exercices mêmes auxquels nous nous
livrons dans la vue d'y parvenir, je veux dire nos travaux, nos efforts, nos
pratiques, nous ne saurions les accomplir sans le Secours de la Protection de
Dieu, et sans la Grâce de son Inspiration, de ses Réprimandes, de ses
Exhortations : Grâce qu'il a coutume de répandre miséricordieusement en nos
âmes, soit par un autre, soit par Lui-même, lors de ses
visites.
CHAPITRE 17
Divers témoignages, qui montrent à l'évidence, que nous ne
pouvons rien de ce qui a rapport à notre salut, sans l'Aide de
Dieu
Enfin, que l'auteur de notre salut vienne nous
instruire de ce que nous devons, non seulement penser, mais confesser en tout ce
que nous faisons : «Je ne puis rien faire de Moi-même, dit-il, mais le Père qui
demeure en Moi fait Lui-même ses œuvres.» (Jn 5,30). Parlant au nom de
l'humanité qu'Il a assumée, notre Seigneur déclare ne pouvoir rien faire de
Lui-même; et nous, qui ne sommes que cendre et limon, nous croirions n'avoir pas
besoin du Secours de Dieu pour les choses qui regardent notre salut
!
Apprenons donc, nous aussi, dans le sentiment de notre universelle
infirmité et du Secours que Dieu nous donne en toutes choses, à proclamer avec
les saints : «On m'a poussé violemment, pour me faire tomber, mais le Seigneur
m'a soutenu. Ma force et l'objet de mes chants, c'est le Seigneur, et il a été
mon salut»; (Ps 117,13-14) «Si le Seigneur n'eût été mon appui, il s'en fallait
de peu que mon âme ne tombât en enfer; lorsque je disais : Mon pied chancelle,
ta Miséricorde, Seigneur, me venait en aide; au milieu des angoisses qui
étreignaient mon cœur, tes Consolations ont réjoui mon âme.» (Ps
93,17-19).
Lorsque nous verrons notre cœur se fortifier dans la crainte du
Seigneur et la patience, disons : «Le Seigneur S'est fait mon protecteur, et Il
m'a mis au large.» (Ps 17,19-20).
Lorsque nous sentirons que la science
augmente en nous grâce à notre progrès dans les œuvres, confessons : «C'est Toi,
Seigneur, qui faites briller mon flambeau. Mon Dieu, illuminez mes ténèbres. Par
vous, Je serai délivré de la tentation; et par mon Dieu, je franchirai la
muraille.» (Ibid. 29-30).
Puis, nous reconnaîtrons que nous avons acquis la
force de l'endurance, et que le sentier des vertus nous est devenu facile et
sans labeur. Ajoutons alors : «C'est Dieu qui m’a ceint de force, et a rendu ma
voie immaculée; qui, a donné à mes pieds l'agilité du cerf, et m'a établi sur
les hauteurs; qui enseigne à mes mains le combat.» (Ibid. 33,35).
Avons-nous
obtenu la discrétion, et, par elle, la force de mettre en déroute nos
adversaires, crions vers le Seigneur : «Tes leçons m'ont relevé, tes leçons
m'instruiront. Tu as élargi le chemin sous mes pas, et mes pieds n'ont pas
chancelé. » (Ps 17,36-37). Et, parce que ta Science, ô Seigneur, et ta Vertu
m'ont ainsi fortifié, je continuerai le psaume avec confiance, et je dirai : «Je
poursuivrai mes ennemis, et je les atteindrai; et je ne reviendrai point, que je
ne les aie achevés. Je les briserai, et ils ne pourront se relever; ils
tomberont sous mes pieds.» (Ibid. 38-39).
Mais la mémoire nous revient de
notre infirmité et que, dans une chair fragile, nous ne pouvons triompher
d'ennemis aussi rudes que sont les vices, sans le Secours divin : nous dirons :
«Par Toi, nous renverserons nos ennemis; et en ton Nom, nous mépriserons ceux
qui se lèvent contre nous. Ce n'est pas en mon arc que je me confierai, et ce
n'est pas mon épée qui me sauvera. Mais c'est Toi qui nous as sauvés de ceux qui
nous affligeaient, et qui as confondu ceux qui nous haïssaient.» (Ps 43,6-8). Tu
m'as ceint de force pour la guerre; Tu as abattu sous moi tous ceux qui se
levaient contre moi. Tu as fait tourner le dos à nos ennemis devant moi; et Tu
as confondu ceux qui me haïssaient.» (Ps 17,40-41).
À la pensée qu'il nous
est impossible de vaincre par nos propres armes, disons. «Saisis tes armes et
ton bouclier; et lève-toi, pour venir à mon aide. Tire ton épée, et barre le
passage à ceux qui me poursuivent; dis à mon âme : Je suis ton salut.» (Ps
34,2-3). «Tu as fait de mes bras un arc d'airain, et Tu m’as donné ta
Protection, pour me secourir.» (Ps 17,35-36). «Car ce n'est point leur épée qui
a conquis à nos pères le pays, et ce n'est pas leur bras qui les a sauvés; mais
c'est ta Droite, c'est ton Bras, c'est la lumière de ta Face, parce que Tu les
as aimés.» (Ps 43,4).
Enfin, repassant d'une âme attentive et pleine
d'actions de grâces les Bienfaits de Dieu, pour les combats victorieusement
combattus, la lumière de la science et la règle de la discrétion que nous avons
reçues de Lui, pour ce qu'Il nous a revêtus de ses armes et munis de la ceinture
de sa force, pour avoir fait tourner le dos à nos ennemis devant nous et nous
avoir donné la force de les briser, «comme la poussière que le vent emporte,»
(Ps 17,43) crions vers Lui du fond du cœur : «Je T’aimerai, Seigneur, qui es ma
force. Le Seigneur est mon ferme appui, mon refuge, mon libérateur. Mon Dieu est
mon Secours, et j'espérerai en Lui. Il est mon protecteur, la corne de mon salut
et mon défenseur. J'invoquerai le Seigneur avec des louanges, et je serai
délivré de mes ennemis.» (Ps 17,2-4).
CHAPITRE 18
La Grâce de Dieu nous protège, non seulement dans l'acte de la
création naturelle, mais dans le gouvernement quotidien du
monde.
Nous devons à Dieu des actions de grâces,
d'abord sans doute pour nous avoir créés raisonnables et doués du libre arbitre,
pour nous avoir fait la libéralité de la grâce baptismale, accordé la
connaissance et le secours de la loi; mais aussi pour les bienfaits quotidiens
de sa Providence à notre égard : de nous délivrer des embûches de nos
adversaires; de coopérer avec nous, afin que nous puissions triompher des vices
de la chair, de nous protéger des périls, même à notre insu; de nous fortifier
contre la chute du péché, de nous donner son Aide et sa Lumière; de nous faire
comprendre et apercevoir où est notre secours, que certains voudraient limiter à
la loi; de nous inspirer secrètement la componction de nos négligences et de nos
fautes; de daigner nous visiter par des châtiments salutaires; de nous tirer
parfois malgré nous au salut, de diriger à faire de meilleurs fruits notre libre
arbitre, qui a une pente si facile au vice, et de le tourner par ses suggestions
intimes au chemin de la vertu.
CHAPITRE 19
Cette foi de la Grâce de Dieu vient des anciens
pères
Telle est la vraie humilité envers Dieu. Telle
est la pure foi des plus anciens Pères; et elle persévère jusque aujourd'hui
sans alliage chez leurs successeurs. Les miracles dignes des apôtres qui se sont
accomplis si souvent par leurs mains, lui rendent un témoignage indubitable
auprès des infidèles et des incrédules, comme auprès de nous. Ils ont gardé dans
un cœur simple la foi simple des pêcheurs. Ce n'est pas l'esprit du monde qui la
leur a fait concevoir à l'aide de syllogismes dialectiques et d'une éloquence
cicéronienne; mais l'expérience d'une vie sans tache, une conduite très pure, la
correction de leurs vices, et, pour mieux dire, le témoignage d'une évidence
intime leur ont montré en elle la perfection même. Sans elle, ni piété envers
Dieu, ni correction des vices, ni amendement de la vie, ni consommation des
vertus.
CHAPITRE 20
De celui qui, pour un blasphème, fut livré à un esprit
immonde
Je sais quelqu'un du nombre des frères — et
plût au ciel que je ne l'eusse pas connu, car, après ce que je vais raconter, il
se laissa imposer le fardeau du même ordre dont je suis honoré ! — qui fit à
l'un des vieillards les plus consommés l'aveu de tentations particulièrement
repoussantes. '
Celui-ci, en spirituel et véritable médecin, pénétra aussitôt
la cause intime de cette maladie et son origine. Poussant un profond soupir :
«Jamais, dit-il, le Seigneur n'eût permis que vous fussiez livré à un esprit de
cette perversité, si vous n'aviez blasphémé contre Lui.»
À ces mots, l'autre
tombe prosterné à ses pieds. Frappé d'un étonnement extrême, en voyant
découverts les secrets de son âme, comme si Dieu les eût révélés, il confessa
qu'il avait blasphémé contre le Fils de Dieu par une pensée impie.
Par où il
est manifeste que celui qui est possédé de l'esprit d'orgueil ou blasphème
contre Dieu, à cause de l'injure qu'il fait à Celui de qui l'on doit espérer le
don de la pureté, se voit privé de l'intégrité de la perfection et ne mérite
plus de posséder la sainte chasteté...
CHAPITRE 22
Toute âme superbe est soumise aux puissances du mal, pour en
être le jouet
Toute âme possédée de l'enflure de la
superbe, est livrée aux puissances du mal et devient captive des passions de la
chair. À cette heure du moins où elle est humiliée par les vices terrestres, se
reconnaîtra-t-elle impure; tandis qu'auparavant, elle s'élevait dans
sa
tiédeur, incapable de comprendre que cet élèvement même la faisait immonde
aux yeux de Dieu. L'humiliation aura cet autre effet encore, de l'arracher à sa
tiédeur. Confuse de se voir tombée si bas et de l'ignominie des passions
charnelles, elle se portera désormais d'un plus vif élan à la ferveur de
l'esprit.
CHAPITRE 23
La perfection ne s'acquiert que par la vertu
d'humilité
C'est donc une chose démontrée jusqu'à
l'évidence : on n'atteint le but de la perfection et de la pureté que par une
vraie humilité. Humilité, que chacun témoignera premièrement à ses frères, mais
aussi à Dieu, persuadé que, sans sa Protection et son Secours de tous les
instants, il lui est absolument impossible d'obtenir la perfection qu'il
convoite et vers laquelle il court de toute son ardeur.
CHAPITRE 24
Quels sont ceux qui sont en butte à l'orgueil spirituel, et
quels sont ceux qui sont en butte à l'orgueil charnel
J'ai traité jusqu'ici, selon le Don de Dieu et mon médiocre talent,
de l'orgueil spirituel; et je pense l'avoir fait d'une manière suffisante. Nous
disions qu'il s'attaque surtout aux parfaits. En effet, ce n'est qu'un petit
nombre qui connaît et éprouve cette sorte d’orgueil. La raison en est qu'il y en
a peu à chercher la parfaite pureté de cœur, pour parvenir à cette phase du
combat contre les vices; Et il est rare que l’on se purifie des précédents, dont
nous avons exposé, livre par livre, la nature en même temps et les remèdes.
L'orgueil spirituel donc s'en prend uniquement à ceux qui, après avoir triomphé
des autres vices, touchent presque au sommet des vertus. L'ennemi subtil,
n'ayant pu les surmonter dans les combats charnels, s’efforce de les précipiter
et de les coucher à terre par une chute spirituelle, heureux de les dépouiller
ainsi de tous leurs mérites passés, acquis avec tant de peine.
Pour nous, qui
sommes encore engagés dans les passions terrestres, il dédaigne de nous tenter
de cette manière; mais c'est par un élèvement plus grossier et, si j'ose dire,
charnel, qu'il nous renverse. Fidèle à ma promesse, je crois nécessaire de dire
aussi quelques mots de ce dernier, qui met particulièrement en péril les âmes
aussi peu avancées que moi, surtout les jeunes et les
commençants.
CHAPITRE 25
Peinture de l’orgueil charnel et des maux qu'il engendre dans
l'âme du moine
L'orgueil charnel entre-t-il dans
l’âme du moine, au principe d'un renoncement marqué par la tiédeur et des
dispositions défectueuses, il ne lui permet plus de descendre de la hauteur
superbe du siècle à la vraie Humilité du Christ, mais commence par le rendre
désobéissant et difficile. Nulle douceur, nulle affabilité. L'égalité avec les
frères et le train commun ne sont point faits pour lui. Nul moyen qu'il se
dépouille, selon le commandement de notre Dieu et Sauveur, de ses biens
terrestres. Le renoncement n'est rien qu'un signe de mort et de crucifiement; il
ne saurait se poser ni grandir sur d'autres fondements que la conviction d'être
mort spirituellement aux actes de ce monde, et la pensée que l'on peut, tous les
jours, mourir corporellement. L'orgueil charnel, au contraire, fait espérer une
longue vie; représente à l'imagination de multiples et durables maladies;
inspire la confusion et la honte, après s'être dépouillé, de se voir entretenu
aux frais d'autrui, et non plus par ses propres moyens; persuadé qu'il est bien
meilleur de se procurer le vivre et le vêtement de son bien, plutôt qu'avec
celui des autres, en vertu de cette parole que leur cœur stupide et tiède ne
permettra point à de telles gens de comprendre jamais : «Il y a plus de bonheur
à donner qu'à recevoir.» (Ac 20,35).
CHAPITRE 26
Parti d'un fondement défectueux, le moine va chaque jour de mai
en pis
La défiance les assiège. Dans leur infidélité
diabolique, ils oublient l'étincelle de foi dont ils paraissaient animés au
début de leur conversion. Dès lors, on les voit plus soigneux que jamais de
garder la fortune qu'ils avaient commencé à distribuer. En hommes qui n'auront
plus le moyen de la refaire, s'ils venaient à la perdre, ils mettent à la
conserver une avarice plus emportée. Ou bien, ce qui est pire, ils reprennent ce
qu'ils ont abandonné; à moins que, troisième iniquité et la plus triste de
toutes! ils n'amassent des biens qu'ils ne possédaient pas avant leur
renoncement. Sortis du siècle, ils prouvent qu’ils n’ont rien acquis de plus que
le titre et l'appellation de moine.
Mais, à commencer si mal et contrairement
à toutes les règles, quel édifice élèvera-t-on qui ne soit plus défectueux
encore ? Comment bâtir sur des bases aussi détestables ? L'unique issue, c'est
que tout s'écroulera d'une ruine plus lamentable.
CHAPITRE 27
Des vices qu'engendre la maladie de l'orgueil
Le moine endurci par de telles passions et qui débute par une tiédeur
si abominable, ira nécessairement de mal en pis chaque jour, et terminera sa
triste existence par une plus triste fin.
Charmé de son ancienne cupidité,
esclave d'une avarice sacrilège, pour reprendre la pensée de l'Apôtre, qui
déclare que «l'avarice est une idolâtrie» (Col 3,5) et «la racine de tous les
maux», (I Tim 6,10) jamais il ne sera capable de donner place en son cœur à la
simple et vraie Humilité du Christ. Mais il se glorifie de la noblesse de sa
naissance; ou il s'enfle de la dignité dont il était revêtu dans le siècle,
qu'il a quitté de corps, non d'esprit; ou bien encore il s'enorgueillit des
richesses qu'il retient pour sa ruine.
Porter le joug du monastère, se
laisser instruire sous la discipline d'un ancien, n'a rien pour le satisfaire.
Non seulement il ne daigne observer aucune règle de soumission ou d'obéissance,
mais ses oreilles mêmes sont rebelles à la doctrine de la perfection. Son dégoût
de la parole spirituelle en vient à ce degré, que, s'il se fait par hasard
quelque conférence de ce genre, ses yeux demeurent, pendant ce temps, incapables
de se fixer, mais se portent deçà delà, comme d'un stupide, ou regardent de côté
d'une façon qui n'est pas naturelle. Au lieu de soupirs salutaires, il racle
sans motif sa gorge sèche et crache sans besoin. Ses doigts jouent, courent,
tracent des signes, comme d'un homme qui écrit; ses membres s'agitent en tous
sens. Tant que dure la conférence, il paraît se croire assis sur des épines.
Au demeurant, quoi que dise le conférencier pour l'édification des
auditeurs, il l'estime destiné à le meurtrir. Tout le temps que s'agitent les
problèmes de la vie spirituelle, lui, préoccupé d e ses soupçons, ne se met
aucunement en peine de ce qu'il en doit prendre pour son profit, mais il cherche
d'une âme inquiète le pourquoi de chaque parole, ou calcule silencieusement
au-dedans de soi ce qu'il y pourrait répondre. D'un enseignement si bienfaisant,
il ne saisit absolument rien, et ne tire aucun profit pour s'amender. Si bien
qu'au lieu de lui être utile, la conférence lui nuit plutôt et devient la cause
d'un plus grand péché. Car, les reproches de sa conscience lui persuadant que
tout est dirigé contre lui, il s'endurcit davantage dans son obstination, et
s'emporte plus impétueusement, sous les aiguillons de la colère.
Là-dessus,
on le voit hausser le ton. Sa parole se fait dure; ses réponses sont amères et
séditieuses; sa démarche sent l'orgueil et l'agitation; sa langue devient
facile; ses manières de parler sont provocantes; nul goût pour se taire, à moins
qu'il n'ait quelque rancœur contre un frère. Alors, son silence n'est point du
tout l'indice de la componction ni de l’humilité, mais de la superbe et de
l'indignation. Et l'on ne discernerait pas aisément ce qu'il y a de plus
détestable chez lui, ou sa joie débordante et impertinente, ou son sérieux
farouche et venimeux. Là, un langage messéant, un rire frivole et sot, un
élèvement sans frein ni règle; ici, un silence plein de colère et de venin, et
qui n'a pour dessein que de conserver et faire durer plus longtemps sa rancœur
contre son frère, non de montrer son humilité ni sa patience.
Gonflé comme il
est d'arrogance, il contriste tout le monde avec une étonnante facilité, mais
dédaigne de s'abaisser jusqu'à donner satisfaction à son frère blessé. Bien
plus, lui offre-t-on réparation, on le trouve plein de refus et de mépris. Loin
que la satisfaction de son frère le touche et l'apaise, son indignation grandit
d'avoir été prévenu par lui en humilité, l'abaissement volontaire et la
satisfaction, qui ont accoutumé de mettre fin aux pensées diaboliques, ne font
qu'allumer dans son âme un plus violent incendie.
CHAPITRE 28
De l'orgueil d'un frère
J'ai ouï
dire, en ce pays, un fait que je ne puis raconter, sans frémir et rougir tout à
la fois.
Un jeune novice était repris par son abbé. Après avoir retenu bien
peu de temps l’humilité de son renoncement, pourquoi commençait-il à s'en
écarter et à s'enfler d'une superbe diabolique ?
Il repartit avec la dernière
insolence : «Me suis-je humilié pour un temps, afin d'être toujours soumis
?»
À cette réponse, d'une audace effrénée et criminelle, l'ancien demeure
stupéfait. La voix lui manqua, comme s'il eût entendu ces paroles de la bouche
de l'antique Lucifer, et non d'un homme. Il ne put articuler un son contre une
hardiesse si effrontée, mais se contenta de gémir et de soupirer du fond de son
cœur, tout en méditant silencieusement en soi-même ce qui est dit de notre
Seigneur et Sauveur : «Bien qu'Il fût dans la forme de Dieu, Il S'est anéanti,
Se faisant obéissant», non pas comme ce moine, possédé de l'esprit et de
l'orgueil du diable, «pour un temps», mais «jusqu'à la mort». (Phil
2,6).
CHAPITRE 29
Indices auxquels on reconnaît la présence de l'orgueil
charnel
Résumant brièvement ce que nous avons dit de
cette sorte d'orgueil, je voudrais recueillir, autant que possible, quelques-uns
des signes qui le distinguent. Il sera profitable à ceux qui ont soif d'être
instruits de la perfection, d'en voir les caractères dépeints en quelque sorte
d'après les mouvements de l'homme extérieur. Je reprends donc en peu de mots la
même doctrine, pour nous permettre d'embrasser d'un coup d'œil les indices
auxquels nous pouvons le discerner et le reconnaître ses racines une fois mises
à nu et produites à la surface, chacun sera en mesure de les voir de ses yeux et
d'en prendre une connaissance, approfondie; il en aura ensuite d'autant plus de
facilité à les arracher ou à les éviter. Aussi bien, si i l'on veut échapper à
cette désastreuse maladie, il ne faut pas se prendre sur lé tard à observer ses
violences pernicieuses et ses dangereuses attaques, lorsqu'elles sont déjà les
plus fortes, mais les prévenir par un discernement prudent et sagace, dès que
l'on a reconnu ses symptômes avant-coureurs.
Voici donc les indices par
lesquels se manifeste l'orgueil charnel.
Il y a des cris dans le parler de
l'orgueilleux, de l'amertume dans son silence, dans sa joie un rire bruyant et
lâché, dans son sérieux une tristesse déraisonnable, de la rancœur dans ses
réponses; il est facile à parler, et s'échappe. en paroles à l'aventure, sans
gravité aucune. On le trouve dépourvu de patience, étranger à la charité,
audacieux dans l'injure, pusillanime à la supporter lui-même, difficile dans
l'obéissance, à moins qu'elle ne cadre avec ses désirs et ses caprices,
implacable devant les exhortations, faible à retrancher ses volontés propres,
dur pour se soumettre. Toujours il cherche à faire prévaloir son sentiment;
jamais il ne consent à céder aux autres. Incapable de conseil, il se fie
néanmoins en toutes choses à son propre sens, plutôt qu'au jugement des
anciens.
CHAPITRE 30
Une fois attiédi par la superbe, l'orgueilleux désire commander
aux autres
De chute en chute, il en vient à prendre
en aversion la discipline du monastère. Il prétend que la société des frères est
un obstacle à sa perfection, et que c'est leur faute, s'il ne possède pas le
bien de la patience et de l'humilité. Aussi caresse-t-il le désir d'habiter une
cellule solitaire. Ou bien il se flatte de gagner beaucoup d'âmes. Le voilà qui,
se met en devoir de construire un monastère et de rassembler ceux qu'il aura
mission d'instruire et de former : de mauvais disciple, maître plus détestable
encore. Dans la tiédeur fatale et pernicieuse où son élèvement l'a précipité, il
n'est vraiment ni moine ni séculier. Cependant, ce qui est pire, il se promet la
perfection dans un état et un genre de vie aussi misérables.
CHAPITRE 31
Le moyen de vaincre la superbe et de parvenir à la
perfection
Si nous voulons à notre édifice spirituel
un couronnement parfait et qui plaise à Dieu, ce n'est pas sur le caprice de
notre bon plaisir qu'il se faut régler pour en jeter les fondements, mais sur
l'austérité de la doctrine évangélique. Ces fondements ne peuvent être que la
crainte de Dieu et l'humilité, laquelle provient de la douceur et de la
simplicité du cœur. Mais l'humilité ne s'obtient pas sans le dépouillement.
Celui-ci fait-il défaut, ni le bien de l'obéissance, ni la force de la patience,
ni la tranquillité de la douceur, ni la consommation de la charité ne sont
possibles; et sans elles, notre cœur ne saurait être la demeure du saint Esprit,
selon ce que le Seigneur déclare par son prophète : «Sur qui reposera mon
Esprit, sinon sur l'homme tranquille et humble, sur celui qui tremble à ma
parole ?» ou, d'après les exemplaires fidèles à l'original hébreu : «Sur qui se
portera mon Regard, sinon sur le pauvre, sur celui qui a le cœur contrit et
tremble à ma parole ?» (Is 66,2).
CHAPITRE 32
Comment il est possible, par l'humilité, d'éteindre la superbe,
dévastatrice de toutes les vertus
Ainsi donc, que
l'athlète du Christ, qui combat selon les règles le combat spirituel avec le
désir de se voir couronner par le Seigneur, se hâte d'anéantir sans merci cette
bête féroce de l'orgueil, dévastatrice de toutes vertus : bien assuré que, tant
qu'elle demeure dans son cœur, il n'est point de vice dont il puisse être
exempt, et que, parût-il avoir quelque ombre de vertu, celle-ci périrait par son
venin. Nul moyen que l'édifice des vertus s'élève en nous, si d'abord nous ne
jetons en notre cœur les fondements de la vraie humilité. Seule cette assise,
solidement
posée, soutiendra le faîte vertigineux de la perfection et de la
charité.
Dans cette vue, témoignons à nos frères une humilité sincère, partie
du fond de notre cœur; ne consentons pas à les contrister ou blesser en quoi que
ce soit.
Mais nous n'y saurions parvenir, à moins de nous établir, pour
l'amour du Christ, dans le renoncement véritable, lequel consiste en un
dépouillement total de nos biens, un absolu dénuement; à moins encore
d'embrasser le bien de l'obéissance et de la sujétion, simples de cœur et sans
aucune feinte, au point qu'il ne reste plus chez nous de volonté vivante en
dehors du commandement de l'abbé.
Et ces choses à leur tour ne deviennent
possibles, que si l'on se considère comme mort à ce monde, mieux encore comme un
insensé, comme un fou, et si l'on accomplit sans examen tous les ordres des
anciens, les tenant pour sacro-saints et promulgués de Dieu
même.
CHAPITRE 33
Remèdes contre la maladie de la superbe
Cette disposition d'âme sera suivie de près, sans aucun doute, par un
état d'humilité vraiment tranquille et immobile. Nous jugeant inférieurs à tous,
quoi que l'on nous puisse faire, si injurieux, si triste, si dommageable qu'il
soit, nous le supporterons en grande patience; comme venant de supérieurs.
Et
comme il nous sera facile en vérité, je ne dis pas seulement de le supporter,
mais de le regarder comme chose de peu et de néant, si nous repassons en notre
esprit les Souffrances de notre Seigneur et des saints ! Nous songerons :
«D'autant plus légères sont les injures qui nous atteignent, que nous sommes
plus éloignés de leur mérite et de leur vie. Puis, c'est bientôt que nous allons
émigrer de ce siècle. La fin de notre vie sera prompte. Un peu de temps, et nous
partagerons leur sort.»
Au reste, ce n'est pas à l'orgueil seulement que
cette considération est mortelle, mais à tous les vices en général.
Après
cela, retenons fermement l'humilité envers Dieu. Elle consistera pour nous à
reconnaître que, sans son Aide et sa Grâce, nous ne pouvons rien de ce qui a
trait à la consommation des vertus, et à croire véritablement que l'avoir
compris, est encore un présent de sa Main.